Mon cher papa,
Je vous écris pour vous prier de me faire inscrire, à Montpellier, à la préfecture, comme devant subir mes examens à Paris, pour être admis au grade d’élève de seconde classe, avant le 1er juin. Je vous envoie copie des articles qu’il faut envoyer préfecture, à savoir :
1° mon acte de naissance
2° mon certificat des autorités municipales constatant que je suis susceptible d’être admis dans la marine royale sous le rapport des principes religieux de dévouement au roi et de bonne conduite
3° un certificat de médecin constatant que j’ai eu la petite vérole et que je n’ai aucune infirmité
4° un engagement pris par la famille de fournir, en cas de réception, les livres et autres objets désignés à la fin du prospectus, le même engagement portera l’obligation de verser à l’arrivée de l’élève, dans le port, la somme de 100 francs dans la caisse du vaisseau d’instruction.
Je dois aller à Paris à la fin du mois de juillet pour passer mon examen, après quoi je reviendrai à Juilly d’où je ne bougerai que lorsque je serai nommé ou lorsque j’irai subir un autre examen pour Saint-Cyr.
Le duc de Bordeaux doit venir visiter l’établissement de Juilly. Voici comment on l’a obtenu de lui. Les collèges royaux de Paris et des environs envoient des députés au duc de Bordeaux pour lui offrir le revenu de la quête que l’on fait pour l’œuvre de saint Joseph et dont Monseigneur le Duc de Bordeaux est le protecteur. C’est le 1er mai qu’a lieu ce rassemblement, nos députés au nombre de deux, y sont allés, et pendant que le baron de Damas examinait leurs comptes, l’un d’eux s’est approché du Duc de Bordeaux et lui a dit : « Monseigneur, je suis chargé par les élèves de Juilly de vous présenter leur offrande pour l’œuvre de saint Joseph en même temps que leurs vœux et leurs hommages et de supplier votre Altesse loyale de vouloir bien les honorer d’une visite. » Le Duc de Bordeaux s’est alors tourné vers Monsieur de Damas pour lui demander ce qu’il fallait répondre, « Eh bien, Monseigneur, » lui a-t-il dit, « Cela vous ferait-il plaisir d’y aller ? mais comment, oui, » a répondu le Duc de Bordeaux, « j’y irai ce sera avec beaucoup de plaisir. »
Le jour de l’arrivée, on doit faire une cavalcade. Pour les musiciens, nous serons en costume de grenadiers avec des épaulettes rouges, un sabre et un bonnet à poil. Pour moi, qui suis sensé chef de musique comme petite clarinette, j’ai des grenades en or à mon uniforme, des épaulettes en or de lieutenant de la garde et une épée poignée garnie ce fil d’or. Le bonnet à poil me donne un air tout à fait méchant, j’ai l’air d’un officier échappé à la ruine de l’armée de Russie.
À propos de musique, je vous prierai de me dispenser de l’apprendre car je n’y fais rien. Mon maitre ne jouant pas du même instrument que moi, cela ne fait que me prendre du temps inutilement et me ruiner à acheter de la musique. Il faut vous dire du reste eue l’achat de cette clarinette m’a mis à fond de cale, je m’en ressens encore. Comme je devais une petite somme à Louis je vous prierais, si cela était possible, de me faire compter 20 francs de mon argent, si cela n’est pas possible, Louis attendra encore quelque temps, car nécessairement il doit être en fonds n’ayant point de clarinette à acheter pour son compte. Voyez à Saint-Pons s’il y a quelqu’un qui veuille en acheter. Je la lui revendrai pour le même prix qu’elle m’a coûté ; 45 frs.
Je vous prie d’embrasser Manette, Maman, Elisa, Henri, Mathilde, Ferdinand et ce dire mille choses à tous mes parents et connaissances.
Ma chère Sœur (Justine, Madame Léon de Bonne),
Nous avons reçu ta lettre avec deux ou trois pâtés d’encre qui se trouvaient au milieu. Si nous n’avions pas l’honneur de te connaître, nous pourrions prendre cela pour l’effet d’une grande négligence, mais nous te pardonnons aisément, car ils proviennent au contraire de ton grand empressement à nous écrire, ce qui nous prouve ton attachement. Sois sure que nous en sommes très reconnaissants et que tu jouis des propriétés de la réciproque, nous sommes charmés que messieurs nos neveux prennent de la volonté de plus en plus ; du reste il ne pouvait manquer d’en arriver autrement c’est dans leur famille. Témoins, leur mère, leur tante Elisa et leurs quatre oncles. Seulement une chose que je te recommanderais, et qui serait très profitable à leur santé, ce serait de les fouetter de temps en temps d’une main vigoureuse, pour faciliter la circulation du sang et fondre en même temps la trop grande quantité de graisse qu’ils pourraient acquérir. Cette opération devrait se réitérer deux fois par jour. Je crois qu’à coup sûr, tu seras très reconnaissante du conseil que je te donne et cela n’est pas étonnant, une mère ne souhaite que du bien à ses enfants.
mais pour en venir au fait, nous avons reçu le paquet contenant 6 pantalons, 4 gilets, 2 casquettes et deux clarinettes d’ébène, plus encore du chocolat et enfin de l’argent avec un billet d’une connaissance de monsieur Hebert, que nous n’avons pu déchiffrer qu’à moitié. J’ai cru pourtant pouvoir comprendre qu’il disait que ce paquet et l’argent avaient été envoyés à monsieur Hebert par un de ses neveux intitulé Monsieur Léon de Bonne et qu’il l’avait remis à la diligence de Juilly ; il disait encore que si nous avions besoin de quelque chose de Paris Je n’ai pas pu lire le reste, je crois cependant que c’était une offre de service qu’il nous faisait, lui ou monsieur Hebert, un des deux, c’est ce que je n’assurerais pas, il finissait par une signature tout à fait drôle, c’était comme un nom latin en us. Je finis ma lettre, ma chère sœur, en te chargeant de mille choses pour tous les membres de la famille, je ne les nommerai pas car il n’y aurait plus de place pour Louis qui veut t’écrire aussi.
Je t’embrasse et suis pour la vie ton très humble serviteur.
Ma chère Maman,
Me voilà enfin débarrassé de mon examen. Je l’ai subi il y aura demain huit jours ; j’ai passé quelques jours à Paris pour faire les différentes compositions. J’ai été voir monsieur Bousquet. D’abord chez lui où je ne l’ai pas trouvé, ni Madame Bousquet non plus, ensuite à son bureau. Il m’a très bien reçu, il m’a dit qu’il me ferait recommander à mon examinateur et au ministère de la Marine. Il m’a invité à diner chez lui mais je l’ai remercié alléguant pour prétexte que j’étais attendu.
J’ai assez l’espoir d’être reçu, car, le lendemain de mon examen, j’ai raccroché mon examinateur à l’hôtel de Ville, comme il s’en revenait chez lui, je l’ai salué et après avoir parlé quelques minutes je lui ai demandé s’il croyait que je serais reçu. Il s’est mis à rire et m’a dit que je lui faisais là une question tout à fait singulière, qu’au surplus il ne pouvait pas y répondre parce qu’il n’avait pas fait les examens de province, mais que je le saurais dans un mois et demi. J’ai beaucoup d’espoir en lui, car je lui ai été recommandé par les trois autres examinateurs. Il m’a témoigné beaucoup de bienveillance, ce qui a assez surpris les gens qui le connaissent, car il passe pour sévère et quelquefois malhonnête ; je lui ai vu dire à des élèves des choses qui n’étaient rien moins que polies. Il en a renvoyé un en lui disant qu’il était pire qu’un commis de comptoir et qu’il n’était pas capable de gagner vingt-quatre sols par mois.
Pour mon compte, je n’ai qu’à me louer de sa bonne volonté et même de sa politesse, car je me suis embrouillé dans la première question et cela m’a tourné la tête et je n’entendais pas ce qu’il me disait, tellement qu’il m’a répété une question jusqu’à trois fois, quand il a vu que j’étais si troublé, il m’a donné le choix entre deux questions. Je me suis remis alors dans mon naturel et ça a été très bien. Il m’a épargné de lâcher une bévue que j’allais dire s’il avait insisté une seconde de plus. Enfin il m’a demandé quelque chose que je n’avais pas vu dans ma classe et comme j’ai refusé de répondre la dessus parce que je ne savais pas, il n’a pas inscrit que je refusais cette question et m’en a demandé une autre.
Je souffre de dire à papa, que s’il a des protections il serait temps de les faire agir au Ministère de la Marine. Je crois que Monsieur de Scorbiac, qui a beaucoup de connaissances dans ce pays-là, s’en mêlera aussi.
Je vous prie de dire bien des choses à Manette, à papa, Elisa, Henri, Mathilde, Ferdinand, monsieur Figuères, tata Figuères, ma tante. Justine et enfin tout lu monde. Je vous embrasse, ma chère Maman, et suis pour la vie votre respectueux fils.
P.S : Je vous prie de dire à papa d’insister autant qu’il le pourra au ministère de la Marine car comme l’école d’Angoulême vient d’être licenciée, il y a huit ou quinze jours, on veut placer tous ces Messieurs et nous n’aurons pour nous que 60 places
L’école d’Angoulême était alors en cours de suppression, d’où la concurrence entre élèves. Explications détaillées en début du chapitre suivant.
Nous, maire de la ville de Saint-Pons, chef-lieu d’arrondissement, département de l’Hérault, certifie que Monsieur de Bonne, Joseph Casimir, âgé de seize ans, fils de Monsieur Pierre Joseph Justin de Bonne, Chevalier de l’ordre Royal et militaire de Saint-Louis, sous-préfet du présent arrondissement et de dame Marie Thérèse Charlotte Antoinette Pigot, domiciliés en la présente ville et de bonne vie et mœurs, qu’il a toujours manifesté des principes religieux et dévouement à la famille Royale, que sa conduite est exempte de tout reproche et que sous tous les rapports il est bien digne d’être admis dans la marine Royale.
Fait et délivré à la mairie de Saint-Pons, le 16 mai 1829, Guiraud
Nous soussigné, médecin associé au correspondant de plusieurs sociétés royales de médecines, directeur du bureau des vaccinations gratuites du 4e arrondissement du département de l’Hérault, résidant à Saint-Pons, attestons que Monsieur Joseph Casimir de Bonne a été vacciné et qu’il n’est atteint d’aucune espèce d’infirmité.
Saint Pons, le 16 mai 1829, Granier
Je soussigné Justin de Bonne, sous-préfet du 4e arrondissement du département de l’Hérault, chevalier de l’ordre Royal et militaire de Saint-Louis, domicilié à Saint-Pons, me soumets et m’engage de fournir pour mon fils, Joseph Casimir de Bonne, s’il est admis au grade d’élève de 2e classe de la marine, le trousseau, les instruments, les livres et autres objets désignés sous les propriétés arrêtées par son excellence le ministre de la marine et des colonies, le 10 janvier 1829.
Je m’engage aussi de verser, à l’arrivée de mon dit fils dans le port de Brest, une somme de cent francs dans la caisse du vaisseau d’instruction.
Fait à Saint-Pons, le 16 juin 1829, Justin de Bonne
Mon cher papa,
Nous avons reçu votre lettre avant, hier. J’aurais répondu de suite que je voulais parler avant à Monsieur de Bonald, il est venu hier pour présider la distribution des prix en la place de Madame la Dauphine. Il nous a fait appeler, hier matin, et m’a parlé fort au long de mon examen. Il connait monsieur Dinet mon examinateur ; il m’a fait entendre qu’il travaillait pour me faire recevoir. Louis a eu deux prix, un de dessin et l’autre de musique, j’ai eu eu un, le premier prix de mathématiques spéciales. Monsieur de Bonald, en me le donnant, s’est tourné du côté du Ministre de la Guerre qui était venu et lui a dit : « Celui-là est mon cousin ».
J’espère qu’il me fera recommander par lui.
Vous me demandez si j’ai de l’espoir pour mon examen ? Le tout compté, l’un dans l’autre, je suis, au dire de mon professeur qui a assisté à mon examen, le 12e pour Paris où nous étions 23 candidats. J’ai fait connaissance avec deux ou trois de nos examinateurs, ils sont très bons enfants, ils m’ont dit qu’ils croyaient que je serais reçu.
Dans mon séjour à Paris, j’ai été mis en pension chez un Monsieur qui a beaucoup d’étudiants en droit chez lui, j’ai été obligé de dépenser un peu d’argent pour quelques déjeuners et diners, car, comme l’on déjeune à dix heures et demi et que j’allais chez mon professeur de mathématiques depuis sept heures jusqu’à dix heures, je ne pouvais jamais être revenu pour déjeuner, et, comme je ne voulais pas me faire servir après ni faire des embarras, dans une maison où je n’étais pas connu, j’étais obligé d’aller dans un café faire un déjeuner pour me sustenter l’estomac. Gabriel (de Lastours) m’a invité à diner avec lui ; il est toujours gros et gras et se disposait à revenir bientôt à Castres.
Nous sommes aujourd’hui au premier jour des vacances, il me tarde de savoir mon sort, ce sera à peu près dans un mois. Nous nous portons fort bien tous les deux ainsi que Guiraud.
Je vous prie de faire mes amitiés à Manette, à Maman, à Léon, Justine quand vous les verrez, à Elisa, Henri, Mathilde, Ferdinand, Monsieur Figuères, Madame Figuères, ma tante de Bonne dont Monsieur de Bonald nous a demandé des nouvelles et enfin à tout le monde.
Je vous embrasse, mon cher Papa, et suis pour la vie votre dévoué fils.
P.S.- En relisant une de vos lettres du mois de juin, nous sommes parvenus à voir dans le post-scriptum « 33 frs pour courses de fiacre ». J’ai été voir chez l’économe ce que cela voulait dire, il m’a dit que c’était le port de la malle, cependant il me semble que vous nous aviez écrit qu’il ne devait pas être payé.